Après l’émotion, retour aux choses sérieuses. Décoder la scène sociopolitique, percer les motivations déclarées et tues des partis et leaders politiques en cette période préélectorale, pour que les Tunisiennes et les Tunisiens se fassent leur propre opinion. La Presse donne la parole au Pr Hatem M’rad, universitaire, politologue reconnu pour ses compétences et son impartialité. Il analyse le paysage politique dans un cadre élargi qui renoue avec le passé et se projette dans l’avenir, sans autre forme de sympathie pour les uns ni parti pris à l’endroit des autres. Par moments, il lance des alertes, et pour cause, les enjeux sont déterminants, stratégiques. Il s’agit ni plus ni moins de consolider la jeune démocratie tunisienne ou de se résoudre à la jeter en pâture.
L’héritage politique de Béji Caïd Essebsi, plusieurs parties sont en mesure de le réclamer, son fils Hafedh, à la tête du parti ou de ce qui en reste, également les fondateurs de Nida Tounès qui ont contribué au succès des élections de 2014. Ils se considèrent comme les héritiers légitimes de Béji et de son mouvement politique. Qui est le plus légitime ?
En matière d’héritage d’Essebsi, il faut distinguer l’héritage national et l’héritage partisan. Pour l’héritage national, toutes les Tunisiennes et Tunisiens qui adhèrent aux acquis de l’indépendance, au réformisme bourguibien, à la modernité, qu’ils aient ou pas voté pour lui en 2014, peuvent se reconnaître dans cet héritage. A vrai dire, l’héritage d’Essebsi, au sens strict du terme, n’est pas consistant. Pas de réformes fondamentales à la bourguibienne. Mais pour la mise à l’écart des islamistes du pouvoir, oui ; pour éviter une guerre civile laïco-islamiste, oui; pour sauvegarder les acquis de la modernité, oui, malgré tout; pour le dialogue national, oui ; pour le compromis avec les islamistes, oui ; pour la sécurisation du pays, oui. Au fond, ces paramètres peuvent aussi sans peine s’identifier à des recettes bourguibiennes, voire à la nature tunisienne profonde réfractaire à la violence. Mais le mandat était bref pour parler d’héritage au sens étroit du terme.
Pour ce qui est de l’héritage présidentiel, le plus légitime, c’est le candidat qui va se présenter en son nom ; et pour les législatives, c’est le mouvement qui se réclamera de lui, Nida Tounès ou Tahya Tounès, peut-être d’autres partis qui appuieront le candidat pro-Essebsi, ou qui parviendra à gagner les élections législatives et présidentielle au nom de l’héritage d’Essebsi. Avec le temps, il est possible que l’histoire puisse élargir la base de légitimité, comme l’a montré l’hommage posthume des Tunisiens. En tout cas, Essebsi fils ne peut hériter de la légitimité de son père. Il n’a ni assise électorale, ni légitimité dans le pays, ni efficacité politique. Il est seulement le fils de son père n’ayant aucun rôle représentatif dans le pays, outre le porte-parole par délégation des députés de Nida.
Béji, ainsi tout le monde le désigne par son prénom, est mort en beauté et en exercice, à quelques mois de la fin de son mandat. D’après les sondages, s’il s’était présenté une nouvelle fois, il n’aurait pas été réélu, qu’en pensez-vous ?
Oui, je suis convaincu que s’il s’était présenté, il n’aurait très probablement pas été élu. L’image vieillissante à la fin de son règne, les luttes politiques acharnées dans la haute sphère de l’Etat, entre lui, Chahed, les islamistes, son fils, le déclin de Nida, la mauvaise situation économique, tout cela rejaillissait négativement sur lui. J’étais d’ailleurs persuadé qu’il ne se représentera pas au vu de son âge. Je crois qu’il était raisonnable. Il attendait impatiemment la fin de son règne, il l’a dit d’ailleurs lui-même dans un entretien télévisé. Il gouvernait difficilement la dernière année de son mandat, on le sentait à bout de force. Les conflits assassins ont eu raison de lui. Même si la vie politique lui a appris à encaisser, même s’il n’était pas du genre à baisser les bras. Mais l’âge c’est quelque chose de terrible pour l’humain, il avait eu raison de Bourguiba. Pour un homme d’action, ça pèse.
Béji a perdu un capital considérable auprès de ses partisans et de son équipe rapprochée, rapidement, en faisant une coalition avec les islamistes, ensuite en voulant imposer son fils, qu’en pensez-vous ?
Il a perdu un «capital considérable», comme vous dites, mais il a eu à moitié raison. En 2014, après avoir battu les islamistes, il pouvait se laisser croire qu’après avoir sauvé la mise au dialogue national avec les islamistes, il pouvait les associer au gouvernement. En réalité, il craignait leur force de nuisance hors des institutions, d’autant plus que le pays était sous la menace de Daech et de l’insécurité. Il pensait à la stabilité politique, économique, sociale, au tourisme. Il croyait que les islamistes, contrairement aux petits partis qui n’ont pas voulu s’associer avec lui, étaient, à la lumière de l’expérience de la troïka, des alliés solides qui ne quitteraient pas la barque. Ici, il avait encore raison à ce moment-là. Mais, au fur et à mesure qu’on s’approchait des échéances électorales, les stratégies et les arrière-pensées de ses alliés commençaient à se préciser. Les défections ont commencé à fuser, celle de Chahed, suivie de celle des islamistes. Ces derniers savaient que le mandat de Béji arrivait à son terme. Le temps des recompositions a sonné. Béji n’a prévu ni la défection de son poulain, ni celle des islamistes, qui auraient pu attendre les élections pour changer de camp en s’alliant avec Tahya Tounès. Ici, Béji a été pris de vitesse. C’est peut-être l’âge qui ne lui permettait plus de suivre les affaires politiques de près. L’opinion pouvait à juste titre lui rappeler qu’elle ne voulait pas des islamistes en raison de leur traîtrise et encore une fois ils ont trahi.
Pour son fils, oui, c’est incontestable. Le capital engrangé par Béji ces dernières années s’est bien dilapidé. Peu importe ses motivations réelles ou les contraintes familiales qu’il subissait. Béji était ici méconnaissable. Il n’était plus l’homme politique lucide, qui « sait faire des calculs » politiques, comme le disait fièrement son fils lui-même. Là, Béji n’était plus à l’école de Bourguiba. Celui-ci, on le sait, ne pouvait aucunement être attendri par des considérations familiales ou sentimentales, quand il s’agissait des intérêts de l’Etat ou de son destin politique. Il avait sacrifié son fils et ses deux épouses pour sa carrière politique. Revenons au fils d’Essebsi, objectivement, il n’est arrivé ni à unifier le parti de son père, ni à s’imposer dans la sphère politique. Il était là à discuter avec les leaders, les partis et les diplomates, juste parce qu’il est le fils de son père, et non en raison d’une quelconque autorité étatique. Il était en plus disgracié spectaculairement par les sondages successifs depuis plusieurs années déjà.
Pourquoi Hafedh Caïd Essebssi rencontre autant d’hostilité ? Dans les plus grandes démocraties, des pères et fils se sont succédé à la tête du pouvoir, les Kennedy, les Bush, les Trudeau au Canada. Dans le monde arabe, les tentatives des présidents-pères d’imposer leurs fils ont abouti presque toutes à des révolutions sanglantes et des guerres civiles. Les Tunisiens auraient-ils perçu chez le président défunt comme des velléités dynastiques auxquelles ils se sont farouchement opposés ?
Bien sûr. Le pouvoir clanesque, familial et quasi-dynastique qui entourait Ben Ali est encore vivace. La reproduction d’une telle concentration de pouvoir familial est inopportune, après une révolution qui a fait chuter un dictateur et pendant la mise en place laborieuse d’une transition démocratique compliquée et difficile. C’est l’évidence même. Il s’agit d’une spécificité historique tunisienne. Béji savait qu’on l’accusait de «taghawel» (comportement hégémonique Ndlr) à la veille des élections de 2014, parce qu’il avait de fortes chances de maîtriser après les élections la présidence, le gouvernement et le parlement. Si on ajoutait alors son fils, ce serait la goutte qui fait déborder le vase. Les autres expériences que vous citez aux Etats-Unis, au Canada se sont déroulées dans des pays dont la démocratie est consolidée depuis plusieurs siècles. En Tunisie, le fils, qui, bien sûr, en avait le droit en démocratie, se positionnait déjà et se proclamait même, à demi-mot probable successeur de son père. Tout cela se passe un peu tôt, après la première élection démocratique en Tunisie, et non après 50 ou 70 ans de démocratie. La situation est détestable dans la situation spécifique tunisienne, d’autant plus, comme vous dites, que dans les pays arabes autoritaires, cette possibilité a conduit à des violences (Libye), des procès (Egypte) et des assassinats (Irak). La Tunisie avait besoin après la révolution d’affermir sa République et l’impartialité de l’Etat, non pas de provoquer une monarchie déguisée. Le comble, c’est que l’esprit dynastique va poursuivre le fils de Béji pendant quelque temps encore.
Béji se réclame de Bourguiba ? A-t-il réussi réellement à renouer avec la pensée destourienne, libérale et séculière de Bourguiba tout en étant l’allié des islamistes pour un temps ?
Bien sûr Béji se réclamait de Bourguiba, de ses convictions idéologiques, libérales et laïques, de ses méthodes d’action mêmes. Mais d’une part, il n’était pas Bourguiba, mais Caid Essebsi; d’autre part, on ne refait pas l’histoire. A chaque époque sa spécificité. Béji est très inspiré de Bourguiba, mais il n’a pas tout à fait le style bourguibien. Bourguiba, on l’a vu dans toute sa vigueur, au début de l’indépendance. Il défrichait le terrain, discourait, éduquait les masses, convainquait les étudiants rebelles. Puis, on l’a vu d’un coup vieilli et malade. Béji, on ne l’a vu au sommet du pouvoir qu’à l’automne de sa vie, même s’il ne manquait pas de lucidité et d’action, à l’échelle nationale et internationale. Mais au vu de son âge, il remplaçait l’action vigoureuse par l’écoute, la consultation, la négociation, quoiqu’il ait beaucoup discouru durant la transition et a été chef de gouvernement et candidat aux élections. Bourguiba a été un fondateur qui a initié sa pensée et praxis (didactique Ndlr) destourienne dans la lutte contre les colonisateurs, puis contre les youssefistes. Essebsi, tout en renouant avec la pensée bourguibienne, devait faire patte de velours. Il n’oubliait pas qu’une révolution démocratique a eu lieu, qui a été faite contre l’ancien régime autoritaire, dont Bourguiba en faisait partie. En démocratie, il était contraint d’être consensuel, rassembleur et ne pas avoir l’esprit d’un fondateur autoritaire. Il devait surfer entre les laïcs libéraux, progressistes, Rcédistes, destouriens et islamistes. Il était d’ailleurs un pragmatique. Il n’avait pas le champ libre, ni les compétences constitutionnelles, pour imposer sa pensée libérale ou séculière. Son projet libéral sur l’égalité d’héritage a échoué à la veille de sa mort, refusé par des islamistes partenaires au gouvernement.
La loi sur l’égalité successorale n’est pas passée. Le président défunt n’a pas laissé une œuvre majeure qui portera son nom. Il aurait creusé un sillon, disent ses partisans, et posé les jalons d’un Etat démocratique, libre, qu’en pensez-vous ?
Oui, mathématiquement dans le décompte des voix au parlement, et politiquement pour les conservateurs islamistes, il était prévu que le projet sur l’égalité d’héritage n’allait pas passer. Ennahdha a prévenu à l’avance, même si elle a fait miroiter à un certain moment l’acceptation d’un compromis. Mais il était clair qu’elle ne pouvait accepter le projet à la veille des échéances électorales, sa base ne le lui pardonnera peut-être pas. L’acceptation du projet, même issu d’un compromis, risquait de créer des luttes intestines à Ennahdha. L’égalité successorale aurait pu couronner son mandat. Mais les islamistes ont considéré qu’elle les visait directement et que Béji voulait s’affranchir des islamistes à la fin de son mandat pour réunifier les libéraux et les démocrates avant les élections. C’est ce qui fait que Béji n’a pas laissé une œuvre au sens étroit du terme. Tout au plus, il a laissé une série d’actes ou de réussites politiques. On peut dire que son « œuvre », c’est juste sa maîtrise de l’art du possible et du souhaitable, cher aux hommes d’action. On peut lui imputer la réussite de la transition en général, en 2011 au gouvernement, avec l’organisation des premières élections démocratiques de 2011, la mise en place du Dialogue national et d’avoir négocié le blocage politique, en 2012 quand il a créé Nida Tounès et l’a pu mener rapidement à la victoire, lorsqu’il a rassemblé les Tunisiens attachés au progrès et à l’Etat civil en 2014, en éliminant les islamistes du pouvoir. Pour l’association des islamistes au gouvernement, il a fait des sacrifices pour la paix civile et a assumé son acte. Mais le bilan est mitigé ici, comme on l’a dit.
Béji est l’homme du consensus, serait-il le seul ? Ghannouchi peut-il également prétendre à ce titre ?
Essebsi est certainement l’homme du consensus de la transition. Il a le recul nécessaire par rapport aux jeunes loups de la politique tunisienne. Mais il n’est pas le seul. Houcine Abassi, (ex-secrétaire général de l’Ugtt) est un homme de consensus. Il a brillé au Dialogue national d’après tous les participants. Ghannouchi est plutôt l’homme du consensus limité ou chancelant, pas du consensus de conviction. Je l’ai appelé, au début de la transition, le « théologien machiavélique ». Il n’a pas changé depuis. C’est un islamiste de type calculateur froid, qui n’ignore jamais par où passe le vent, les rapports de force, qui peut changer d’allié selon les circonstances du jour. Au sommet de sa pyramide, il y a l’islam, et il n’y a que l’islam. Puis, il y a le reste. Pour parvenir au sommet de sa pyramide, plusieurs moyens se trouvent à sa disposition, politiques, culturels, religieux, la négociation, la démocratie, le consensus, le vote au parlement, le chantage aux laïcs. «Théologien machiavélique», cela veut dire théologien pratique. Il confond en lui, pour parler comme Saint Augustin, les deux cités : la cité de Dieu et la cité de terre. Il prend toujours celle qui l’arrange au bon moment.
Cela dit, n’oublions pas que dans les faits, il a fait des concessions. Au Dialogue national, il a fait des arrangements avec Essebsi et Abassi, pour l’achèvement de la Constitution il a rebroussé chemin à la fin, même s’il a gardé ce qui l’intéressait le plus, l’article premier, la Cour constitutionnelle et le régime politique. Il a fait une petite alliance avec la gauche centriste lors de la troïka. L’alliance ne l’engageait pas beaucoup, il est vrai. Il avait les coudées franches. Mais c’est une première alliance islamo-laïque du genre, même si la représentativité de ces partis de gauche était limitée par rapport à Ennahdha. Puis, il a fait alliance avec Nida Tounès après 2014 au gouvernement. Mais, on l’a vu, il n’a lâché ni pour la loi sur l’égalité d’héritage, ni pour la Cour constitutionnelle pour des raisons religieuses. L’égalité d’héritage risquait de séculariser le pays, la Cour constitutionnelle avait pour lui un risque d’ordre sociétal, qui pouvait être favorable à l’Etat civil dans l’interprétation ultérieure de la Constitution.
Feu Béji a imposé une alliance avec Ennahdha, considérée contre nature, qui a déçu et fait fuir nombre de ses sympathisants. Il se trouve que cette alliance s’est soldée par un divorce. C’était inéluctable ?
Je vais vous dire sans fard ce que je pense réellement de cette alliance entre Béji et Ennahdha. La classe politique tunisienne, ainsi que l’élite du pays, ont été assez mûres, l’une pour réussir le Dialogue national, l’autre pour accepter ses conséquences. Tous n’avaient pas d’autre choix entre le blocage et le déblocage. Mais pour l’élite intellectuelle et les modernistes, c’est autre chose. Une partie de l’élite intellectuelle, de gauche et de droite, me semble avoir été quelque peu immature en rejetant sans nuance l’alliance entre Béji et les islamistes dans cette transition. Ecartons tout romantisme. Nida a gagné les législatives en 2014, mais n’avait pas de majorité laïque absolue pour gouverner. Mathématiquement et politiquement, cette majorité aurait pu se constituer en ratissant large vers les petits et moyens partis, mais le Front populaire, principal opposant laïc, ne voulait pas d’une alliance au gouvernement avec les « capitalistes » de Nida et les «théocrates» d’Ennahdha. Béji, élu à la présidence et ayant besoin de s’appuyer sur une majorité parlementaire autour de Nida, ne pouvait pas rester les bras croisés et dire aux électeurs qui l’ont élu : merci pour votre confiance, vous m’avez élu avec mon parti hier, mais je n’ai pas les moyens, ni mon parti, de gouverner aujourd’hui, je démissionne instantanément. Ridicule. Cette attitude de rejet du choix d’Essebsi à ce moment, parce qu’il s’est allié aux islamistes, aussi théocrates soient-ils, est primaire. Béji est un homme d’action, un professionnel de la politique. Il pense comme devait penser un homme d’action, pas comme un intellectuel habitué aux subtilités de l’esprit ou aux ratiocinations. Il devait viser un résultat et l’atteindre. Il a été «wébérien» et non «baudelairien» ou théologien, comme devrait l’être l’homme au pouvoir. Si on voulait se dispenser d’Ennahdha, un parti ou une alliance devrait viser la majorité absolue. Comment gouverner alors sans majorité absolue et aspirer obtenir la confiance au parlement exigeant la majorité absolue? On n’est pas dans l’équation bourguibienne qui gouvernait facilement seul dans le vide. C’est vrai que Béji n’a pas tout à fait prévenu les Tunisiens à l’avance de son alliance avec les islamistes, sachant qu’ils ne l’accepteraient pas, surtout que son parti a été créé contre Ennahdha et pour l’alternance. Le refus des Tunisiens, de ceux qui lui ont donné un mandat pour gouverner ne lui permettait pas de gouverner. Il a ajouté alors une dose de ruse pour parvenir à ses résultats, c’est-à-dire assurer la stabilité et la paix civile. Il savait qu’il ne sera pas seulement jugé sur ses résultats politiques, mais aussi sécuritaires, économiques et sociaux. Seulement, il a fini par la suite par perdre sa barque par manque de lucidité. La déconfiture de son fils dans la gestion de Nida a fini par éloigner Ennahdha (Chahed et les autres), ainsi que l’opinion civile, de Béji et de Nida, outre la perspective du non-renouvellement de son mandat au vu de son âge. Mais la paix civile et la sécurité, sans lesquelles rien ne pouvait être fait et construit dans cette transition, il les a eues grâce à son alliance avec les islamistes. L’histoire lui rendra raison.
Les Tunisiens ont été salués pour leur pragmatisme et leur maturité politique. La passation s’est faite sans heurts. Les institutions ont fonctionné efficacement. Pourquoi en temps normal, cette maturité semble faire défaut aux hommes politiques eux-mêmes ?
Les Tunisiens ont plutôt été lors du décès de Béji civiques, je ne dirais pas exactement pragmatiques ou politiquement mûrs. C’est vrai que l’intérim a eu lieu le jour même du décès d’Essebsi, les rassurant sur l’état de fonctionnement du pays et de la République. Personnellement, je mettrais ce civisme sur le compte de l’origine méditerranéenne de la Tunisie, qui nous a permis justement d’être souples, pragmatiques, ouverts, civils, civiques jusqu’à parvenir tout au long de l’histoire à la démocratie tant attendue. La personnalité profonde des Tunisiens n’est ni romaine, ni islamique, ni arabe, ni occidentale, ni ottomane, mais méditerranéenne. Et je regrette profondément qu’à l’ANC, on n’ait pas accepté la proposition de Fadhel Moussa qui proposait d’ajouter dans l’article premier de la Constitution le concept de «méditerranéen» (La Tunisie est un Etat arabe, sa religion est l’islam, sa langue arabe, son espace méditerranéen). Pourtant, c’est la Méditerranée qui nous définit le plus, depuis 3000 ans avec les fondateurs phéniciens. De tous les soubresauts, révoltes, dictatures, crises économiques et sociales, colonisation et occupations qu’a connus la Tunisie, la personnalité est restée inchangée. Elle disparaît quelque temps, mais refait toujours surface. Les Réformateurs l’ont accompagnée, ils ne l’ont pas créée. Je crois que le civisme apparu lors des funérailles de Béji et l’hommage posthume des Tunisiens s’inscrivent profondément dans cette âme tranquille des Tunisiens, peuple commerçant, épris d’échange et de paix. La classe politique, toutes tendances confondues, a été aussi civique que le reste des Tunisiens. Un effet miracle signé Béji. L’homme avait des qualités et des défauts. Dans ces moments-là, la politesse pousse les gens, les partis, les opposants à se rassembler autour d’un homme qui a été décisif durant cette transition et dont l’expérience en imposait à tous.
L’élection présidentielle a été avancée, des candidats ont pris une longueur d’avance, en se lançant dans la course depuis longtemps avec des outils de propagande sous la main. D’autres sont comme pris au dépourvu. D’après vous, le populisme qu’incarnent sans complexe certains candidats peut-il gagner au détriment de l’expérience et la sagesse ? Remarquons que la montée du populisme est mondiale.
Oui, la montée du populisme est mondiale, comme vous dites. Mais disons, pour être objectif, que tous les partis, tous les hommes politiques, et même les hommes d’Etat, sont contraints parfois d’être quelque peu «populistes» pour séduire les électeurs, flatter l’orgueil populaire, propager leurs idées, si du moins ils veulent avoir des chances de percer sur le plan électoral. Cela, c’est le populisme minimum, à la limite du normal, pouvant être admis en démocratie, où c’est la loi de la concurrence qui doit départager tout le monde.
L’anormal, c’est lorsque ce minimum devient un maximum, et lorsque le candidat ou le parti fait de son populisme un fonds de commerce, voire une idéologie principale, oubliant de présenter son programme politique et électoral, d’expliquer les difficultés de la situation, de justifier par des idées ses positions doctrinales et politiques. Et là, on a remarqué l’émergence du populisme en Tunisie dans la perspective des prochaines élections. Il y a le populisme des riches. Nabil Karoui, propriétaire d’une chaîne de TV, fait un fonds de commerce politique sur le dos de son fils décédé. Il a fait délibérément, dès le début, des actions caritatives dans l’espoir de créer un parti et d’accéder au pouvoir dans la phase post-Essebsi. Olfa Terras Rambourg, une mécène philanthrope, autre richissime, gérant la Fondation Rambourg, et le mouvement « Aich Tounsi », a découvert des ambitions politiques tardives. Son populisme, comme celui de Hachmi Hamdi, de Nabil Karoui et d’autres, consiste à penser que, parce qu’elle a de l’argent, elle peut parvenir au pouvoir dans un pays en crise économique, en détresse, où les pauvres pouvant constituer une riche « armée de réserve ». L’argument de la distribution devient l’arme de base de ces populistes, le simplisme aussi à l’adresse des catégories analphabètes et désemparées. Ils tentent tous de joindre le politique, le populisme, le caritatif et le financier, un mélange détonant. Il y a encore le populisme des non riches, plusieurs candidats et partis osent proclamer qu’ils détiennent la solution miracle pour sortir la Tunisie d’un coup, de l’impasse. D’autres interprètent l’islam mieux que d’autres. D’autres veulent balayer toute la classe politique. Personne d’entre eux ne parle économie ou fiscalité ou budget ou diplomatie, parce qu’ils s’adressent tous à des électeurs incultes ou perdus. Ces deux types de populisme coexistent aujourd’hui.
Je pense que le populisme a toujours existé en démocratie, de manière réduite comme hier, ou intense comme aujourd’hui. Si le statut de ces candidats et partis est légal, s’ils ne sont pas corrompus, s’ils ne commettent pas de fraude fiscale, les populistes ont le droit de participer aux élections. Pas d’exclusion en la matière. La loi gouvernementale sur la modification du code électoral dans le sens de la moralisation des candidats, non signée par Béji, à juste titre, est aujourd’hui enterrée, comme l’a dit Youssef Chahed lors de son dernier passage à la TV. Ce n’était pas le moment d’en débattre. Mais après les élections, elle serait nécessaire pour assainir l’ambiance démocratique.
Le populiste peut-il devenir sage ? Je pense que non, le populisme n’a jamais été sage, de l’Antiquité grecque au fascisme de l’entre-deux-guerres. Les populistes et extrémistes qui ont pris aujourd’hui le pouvoir et obtenu des majorités au parlement dans les démocraties occidentales un peu partout, en Autriche, en Italie, qui sont très influents, comme en France, n’ont jamais eu une quelconque sagesse. Eux, qui se plaignent de leur exclusion par les classes politiques traditionnelles, pratiquent l’exclusion au pouvoir, comme ils la pratiquaient à l’opposition. Il faut dire donc clairement aux Tunisiens qu’ils n’ont pas grand-chose à espérer des populistes Nabil Karoui, de Olfa Terras ou de bien d’autres qui leur vendent de l’illusion gratuite, leur cachent la vérité. Bref, en démocratie, on doit les admettre, mais ils sont dangereux pour la République, si on n’y prend pas garde.
Entretien réalisé par Hella LAHBIB